A l'usage unique de
Il venait de renommer son agence "atelier d'urbanité Roland Castro". Il n'y avait sans doute pas plus urbain que lui, jusque dans ses emportements, soucieux d'apporter de la beauté à tous dans la ville, attentif à l'humain. Il nous déclarait en 2019 : "On peut se croire partout au centre du monde dans la Métropole". Il ne dissociait pas sa démarche d'architecte de la ville et son engagement politique, né dans le creuset de Mai 68, mais toujours sous une forme originale avec sa marque de fabrique propre, et une dimension messianique dont il était pétri. Prophète, imprécateur, visionnaire, il laisse, avec son agence, une œuvre bâtie comme autant de manifestes qui incarnent ses idées. Idées qu'il n'a cessé de défendre par écrit et à l'oral, sans faiblir, jusqu'à la fin.
Aubervilliers - sur la tour Emblematik "Habiter le ciel" - photo RC
L'architecture est sociale, par essence, mais ne ne se pense pas toujours comme telle. Chez Roland Castro, elle était d'abord une affirmation politique et sociale. Juif de Salonique, une ville palimpseste de 2300 ans, par son père, juif espagnol par sa mère, né en 1940 dans une famille réfugiée à Limoges, Roland Castro aura affirmé sa vie durant une dimension messianique qui marquait, et dérangeait. Prophète de la réparation des banlieues, prophète du Grand Paris, on lui reconnaît une puissance de pensée, et de déboulonnage des certitudes urbaines nées du Mouvement Moderne, qui débouche, en ce début de 21e siècle, sur la conception d'une ville mixte socialement et fonctionnellement, belle et agréable à vivre, une ville de la transformation, conception désormais partagée par le plus grand nombre. Ce progrès des idées lui doit beaucoup.
Maoïste atypique en mai 68, qu'on pourrait dire libertaire, fondateur de la revue "Tout", sous-titrée "ce que nous voulons, tout" - elle fut dirigée par Jean-Paul Sartre -, il s'était engagé ensuite aux côtés du parti communiste, qui le renia pourtant lorsqu'il proposa de bâtir autour du parc de la Courneuve "le Central Park du Grand Paris". Mais il sut toujours avoir l'oreille des puissants, de François Mitterrand à Emmanuel Macron.
Chez Roland Castro, l'affirmation qu'il était nécessaire de passer à l'échelle du Grand Paris dans la région capitale date des années 80. Il fut en ce sens le préfigurateur de cette idée qui tarde à se concrétiser - ce qui le désolait. Dès 1985, lors d'une réunion à Enghien, le président François Mitterrand se fait présenter par Roland Castro un projet pour le Grand Paris, appuyé sur des aquarelles de Michel Cantal-Dupart.
En 1990, paraît "le Grand Paris : le Paris des cinq Paris"
En 1990, Banlieues 89 une fois créée, paraît l'opuscule "le Paris des cinq Paris", étude urbaine nourrie de plans et de calques, qui propose notamment de créer une ceinture de transport en commun - à l'époque des tramways - pour désenclaver les banlieues. Défenseur d'une action pour déconstruire et remodeler les grands ensembles, pour apporter des qualités à ces quartiers, la question de leur desserte lui semblait un a priori fondamental. Il fut précurseur sur ces deux points.
Revenant sur son parcours, il nous confiait ces derniers temps pouvoir revendiquer la "révélation" de la justesse de ses choix architecturaux et urbanistiques lors des émeutes urbaines qui ont enflammé les quartiers de la politique de la ville en 2005. Les émeutes qui, pouvait-il faire remarquer, avaient épargné les quartiers sur lesquels il était intervenu.
"Aucun des quartiers que j'avais transformés n'a bougé. La Caravelle, aussi mal marquée que les 4 000 ou Clichy-Montfermeil, n'a pas bougé. Cela fait du bien d'avoir des preuves que tu as raison." Et d'ajouter, en cette fin 2019 : "J'arrive au moment où ce que je pense se voit."
Contre la ville du zoning
La ville qu'il a combattue, "celle des grands ensembles, des zones industrielles, des bases de loisirs, tous séparés par des autoroutes, autrement dit, du zoning, déployé sur fond de table rase urbaine", est au cœur de sa conférence de 1992 à Princeton, "Le Corbusier n'a pas rencontré Freud", objet d'un opuscule paru fin 2018 sur "mes obsessions analytiques qui m'ont fait déconstruire le Mouvement moderne", avouait-il. Déconstruire et remodeler, au sens propre, puisque c'est la ligne directrice des interventions à Lorient, Villeneuve-la-Garenne, Douchy-les-Mines, Lyon La Duchère... et demain la tour transformée pour Immobilière 3F à Vigneux-sur-Seine.
Auteur en 2018 d'un rapport "du Grand Paris à Paris en grand", il attendit en vain que ses propositions débouchent sur une mission qui lui aurait permis de passer à l'action, sans toucher, et c'était la règle du jeu, aux institutions publiques qui se superposent dans la région capitale. Des institutions déjà dotées de leurs outils opérationnels, dans une nébuleuse où il ne put faire sa place. Rêvant d'un "nouveau plan Prost" pour la région parisienne, il oublia que le temps où l'Etat se comportait en aménageur tout-puissant du territoire était révolu.
Son rapport, nourri de dizaines de contributions sur l'aménagement du Grand Paris, réaffirme, trente ans après Banlieues 89, des convictions devenues lieux communs aujourd'hui : notamment la nécessité d'en finir avec une approche par zones de l'urbanisme. On attend encore qu'une suite soit donnée à ces orientations, autrement que projet par projet... A date de sa disparition, le Grand Paris Express apparaît la seule véritable concrétisation de ses idées - et des efforts de tous ceux qui s'y sont appuyés.
La sédimentation, le collage, le superposé, le voisinage comme principes
"J'ai de plus en plus de preuves visibles de ma pensée urbaine", nous disait-il en visite dans le quartier que signe son agence à Louvres-Puiseux (aménageur Grand Paris Aménagement). Une pensée dont il décrivait les trois principes : "La sédimentation délibérée d'abord. Le savoir de la ville accumulée permet de produire d'un coup dans les projets urbains le collage, le rapport à l'autre, le rapport au bâtiment d'à côté, le recouvert, le superposé, le voisinage. C'est ce que j'ai conçu à Louvres." (>lire sur Cadre de Ville). "Deuxième point : le village vertical. "Il faut conserver le sentiment d'habitation même en hauteur - voir la réalisation de la tour Habiter le Ciel, à Aubervilliers, et le projet de tour à Vigneux-sur-Seine."
La tour Emblematik, ou "Habiter le Ciel" à Aubervilliers, un empilement de maisons de trois étages avec chacune sa cour - une "non-tour" en R+18 - aménageur Plaine Commune Développement, promoteur Nexity - ici Roland Castro au 11e étage - photo RC
Enfin, l'architecte revendique une démarche "anti-ZAC" dans la conduite de mutations urbaines. Il s'élève contre le découpage de lots mis l'un après l'autre aux enchères à des promoteurs différents, chacun venant avec son architecte faire assaut démonstratif. Il conçoit un jeu d'acteurs avec "un seul opérateur privé, un seul architecte, pour des grands ensembles mixtes, où le travail est d'abord celui de l'urbaniste pour mettre en cohérence un programme varié. Avec des spécificités, cela entraîne la ville à chaque fois, et c'est à chaque fois un bout de quartier qui se construit." Sa réalisation de référence : la première tranche du quartier de Louvres-Puiseux, porté par Nexity.
Cultiver la différence, les irrégularités, l'inégalité des bâtiments, pour garantir l'égalité des habitants
Le destin de la ville, Roland Castro le pensait varié. Et de prendre en exemple une opération à Clermont-Ferrand, voici vingt ans. "C'était comme une mastaba, plantée d'arbres au 1er, au 4e, au 7e. Avec 17 types de façades différentes - un collage formidable", s'enthousiasmait-il. De fait, il revendiquait une sorte d'inégalité formelle pour apporter à chacun le confort et la qualité d'habiter.
"Chaque projet est singulier. Je ne fais pas le même partout. Il faut être inégalitaire dans la forme pour être vraiment égalitaire. L'égalité n'est possible que parce qu'il y a singularité. Je pense à la phrase du jeune Marx : l'émancipation de chacun est la condition de l'émancipation de tous. La ville doit rendre cette pensée visible. La dignité et le charme ne doivent pas être interdits comme l'a fait le Mouvement Moderne."
Redonner de la beauté à la ville pour rendre de la dignité aux habitants
Il défendait ainsi la beauté au service du social, considérant que dans la beauté résidait aussi la dignité des hommes. Et il voulait redonner de la beauté aux "banlieues" pour restaurer la dignité de leurs habitants. La dimension humaine était capitale chez Roland Castro. Il aimait l'être humain.
Son travail, Roland Castro demandait "qu'on y reconnaisse les espoirs politiques que ça porte, car [s]es obstinations portent une pratique. Je pense que la seule qualité d'architecte ne suffit pas à rendre le monde habitable." Il y faut une pensée, et une pratique. "Et, répètait-il, j'ai toutes les preuves que ça fonctionne dans la durée versus le monde instantané dans lequel nous vivons. Je me bats sur un seul truc : que ce que je fais vaille autant que ce que fait un intellectuel." Ses réalisations ont toujours été des manifestes politiques, autant que les pamphlets et prises de parole qu'il a multipliées depuis ses années d'études. "Mais le mode de faire n'est pas reconnu dans le champ intellectuel", regrettait-il. Lui qu'on a critiqué longtemps comme l'intellectuel qui ne construisait pas, ignorant sa production, laisse, en fait, un héritage à la fois de penseur et de bâtisseur. Une pensée unie à une pratique.
Rémi Cambau