A l'usage unique de
Au fil d'une balade sur la dalle de La Défense, du CNIT à la tour Trinity, du Carré Michelet aux ex-Tours Miroirs, Jean-Luc Crochon, architecte familier des lieux, interroge les leviers d'une verticalité vertueuse, à contre-courant du discours dominant, qui stigmatise les IGH en raison de leur poids carbone. Ces objets décriés ont, il est vrai, quelques arguments à faire valoir : leur extrême densité, qui permet de libérer d'importantes emprises au sol, rendues à la nature et aux usagers des quartiers, leur excellente desserte en transports en commun, qui pèse favorablement dans le bilan carbone des opérations, et enfin, la révolution programmatique qui s'empare de ces grands solitaires, pour en faire des éléments constitutifs d'une vie de quartier.
Au 25ème étage de la tour Trinity, Jean-Luc Crochon, architecte fondateur de Cro&Co Architecture, expose le fonctionnement des ouvrants à pantographe, qui permettent de faire entrer l'air extérieur, mais aussi les bruits de la ville, dans les espaces intérieurs de cet IGH © photo A.E.
"Quand on dit "tour de bureaux à La Défense", cela fait trois gros mots dans une même phrase !" Jean-Luc Crochon, architecte fondateur de Cro&Co Architecture, qui a fait de Paris-La-Défense son terrain de jeu préféré, ironise volontiers sur le "tour bashing" qui sévit en France, lui qui a signé l'une des dernières tours du quartier d'affaires, l'immeuble Trinity, et qui, avec deux autres agences, Studio Gang Architects et CroMe Studio, devrait bientôt en livrer trois autres - le PC est obtenu mais le chantier est en attente de financement - sur l'ancien site des Tours Miroirs, amené à muter pour accueillir le projet Odyssey. "Il y a, en France, un rejet de la tour de bureaux, un tropisme que je n'explique pas puisqu'à l'inverse, dans de nombreuses villes du monde, les immeubles de grande hauteur sont plutôt une manifestation du succès. Certains en font même une course à l'échalote. C'était le cas des Etats-Unis à une certaine époque, et aujourd'hui, c'est plutôt en Asie et au Moyen-Orient que ça se passe. En France, nous n'avons jamais eu cette culture de monter plus haut que le voisin, même si on a la tour Eiffel !"
Le CNIT, au premier plan, inauguré en 1958, et la tour Trinity au second plan, reconnaissable à son aiguille culminant à 167 m © A.E.
"La vraie valeur des tours, c'est l'espace au sol qu'elles libèrent"
L'image négative que ces bâtiments renvoient dans l'imaginaire français est liée à de multiples facteurs. Ces "grands solitaires" sont les symboles d'une ville déshumanisée, qui se remplit et se vide au rythme des horaires de bureaux. Qui plus est, la prise de conscience du dérèglement climatique a conduit à stigmatiser ces immeubles au poids carbone souvent très lourd et plus exposés que les autres au réchauffement. Leurs structures de béton et d'acier consomment des quantités de matière considérables et leurs immenses façades vitrées, qui concentrent la chaleur ou au contraire la laissent s'échapper – du moins pour les plus vétustes - génèrent des consommations électriques exagérées pour maintenir un confort thermique minimal.
Pourtant, "les tours ont des vertus multiples", objecte Jean-Luc Crochon, qui travaille sur le territoire de La Défense depuis plusieurs décennies et qui s'évertue aujourd'hui à objectiver un débat miné par de nombreux biais : "les IGH ont un a priori négatif lié à la consommation de matière pour monter haut, mais encore faut-il pouvoir s'appuyer sur des chiffres fiables. Nous avons monté un bureau de R&D en interne, parce que nous souhaitions interroger notre fabrique de la ville de demain et répondre aux nombreux détracteurs des tours. La vraie valeur que nous voyons dans celles-ci, c'est l'espace au sol qu'elles libèrent et, donc, la perméabilité des sols qu'elles proposent versus la même surface à l'horizontal". Un atout précieux à l'heure du ZAN, mais dont les bénéfices restent difficiles à chiffrer : "on s'aperçoit qu'il est très facile de compter le carbone du béton que l'on coule, parce que ça, les ingénieurs savent parfaitement le faire, mais on commence à manquer de datas quand on demande à un spécialiste de quantifier en carbone la perméabilité des sols et les îlots de fraîcheur qu'un urbanisme vertical permet de générer".
Vue de la tour Trinity, les terrasses et balcons extérieurs visent à casser "l'échelle inhumaine" de l'IGH © A.E.
Investir les espaces interstitiels
L'exemple de la tour Trinity, livrée en 2021 et qui, trois ans plus tard, est occupée à 100%, illustre à merveille ce propos. Le bâtiment de 50 000 m², porté par Unibail-Rodamco-Westfield et conçu par l'agence Cro&Co, est exemplaire sur le plan environnemental - il a obtenu la double certification HQE Exceptionnel et Breeam Excellent - et a littéralement été construit sur du vide, sur un espace interstitiel en limite de Puteaux et Courbevoie, en surplomb du boulevard périphérique. Les fondations de cet IGH de 151 m de haut - 167 m si l'on compte l'aiguille qui supporte les terrasses extérieures de la tour et qui a souvent été présentée comme un symbole de ce travail de couture urbaine – sont constituées par quatre murs de 200 m de long, qui suivent le tracé de la D992 et agissent un peu comme des skis, répartissant l'ensemble de la charge.
Les espaces publics de la tour Trinity tissent un nouveau lien entre la dalle de La Défense et le boulevard Patrick Devedjian en contrebas © A.E.
Les 3 500 m² d'espaces publics conçus par le bureau Bas Smets sont largement végétalisés, avec 60 cm de pleine terre enserrée entre deux épaisseurs de dalle. Surtout, ils tissent un lien nouveau entre le boulevard situé en contrebas et la dalle de La Défense, à l'instar des projets lauréats de l'APUI Empreintes. "Investir sur les espaces interstitiels comme le fait Empreintes, c'est une façon de recoudre la ville, à travers un travail fin, ciselé, qui permet de reconnecter l'île de La Défense aux communes périphériques. Trinity en est l'un des symboles et a, en quelque sorte, préfiguré ce travail de couture sur les franges du quartier. Reconstruire la ville sur la ville, c'est l'enjeu de demain, nous en sommes tous là, et notre sensibilité, c'est de le faire de façon pérenne pour l'environnement".
Perspective sur la tour bas carbone conçue par L'AUC sur le site Demi-Lune © L'AUC, XDGA, Inside Outside
Prendre en compte la localisation dans le calcul de l'empreinte carbone
Une démarche qui passera nécessairement par de l'innovation, tant la réglementation est contraignante pour les immeubles de grande hauteur : "quand on analyse froidement le volet carbone de la RE2020, on s'aperçoit que tous les IGH sont mort-nés parce qu'ils ont des valeurs forfaitaires sur certains postes qui font que l'on dépasse le seuil avant même d'avoir commencé", convient Jean-Luc Crochon. Parmi les derniers lauréats de l'APUI Empreintes, on compte pourtant "la plus haute tour bas carbone de France", si l'on en croit Linkcity, qui a remporté l'AAP de PLD sur le site Demi-Lune, en association avec L'AUC. Une structure poteau-poutre en béton bas carbone et planchers bois composera le noyau de cette tour de 90 m de haut, dont le poids carbone sera également réduit grâce à l'emploi de matériaux biosourcés et à la construction hors site. "Pour ceux qui veulent s'investir sur ce thème, il va falloir prouver par le calcul que tous les postes forfaitaires ne sont pas ceux pris par défaut mais qu'on va pouvoir les optimiser en les justifiant. Cela va demander énormément de calcul complémentaire pour répondre aux exigences de la RE2020. Nous croyons également au développement des matériaux. À côté des architectes, il y a l'industrie du BTP qui s'émeut des enjeux carbone. On entend parler de béton bas carbone, de verre bas carbone, matériaux prototypes dont certains sont déjà aboutis… On sent que cela évolue".
Vue depuis la terrasse panoramique, au 25ème étage de la tour Trinity © A.E.
Enfin, un autre élément essentiel est à prendre en compte, celui de la localisation. Édifiée au cœur de La Défense, la tour Trinity profite d'une excellente desserte en transports en commun, un critère qui pèse lourd en termes d'empreinte carbone. "Nous disons que monter peut être vertueux, par contre nous ne disons pas qu'il faut monter partout, nuance Jean-Luc Crochon. La Défense s'y prête parce qu'elle est particulièrement bien desservie en transports en commun. Unibail-Rodamco-Westfield a fait réaliser une étude par Carbone 4, le cabinet de conseil spécialiste des enjeux énergie et climat fondé en 2007 par Alain Grandjean et Jean-Marc Jancovici. Selon eux - et les résultats les ont eux-mêmes surpris - les émissions carbone générées par la construction d'un immeuble très bien desservi en transports en commun sont compensées par la baisse des émissions carbone liées au déplacement des usagers. On est donc dans une réflexion sur la ville beaucoup plus large qu'un discours dogmatique. Il y a des lieux, des quartiers, des territoires, où la verticalité est vertueuse et pertinente".
Vue plongeante sur le quartier de La Défense depuis la tour Trinity © A.E.
"Un potentiel de renouveau incroyable à La Défense"
Si construire une tour neuve n'est pas toujours synonyme de gaspillage carbone, qu'en est-il de la réhabilitation et de la restructuration des actifs obsolètes, un sujet brûlant comme en témoigne le rapport qu'André Yché vient de remettre au ministère du Logement et qu'il présentera le 17 octobre prochain aux Entretiens du Cadre de Ville ? À l'heure où l'EPL Paris-La-Défense a ouvert, dans un rôle d'animateur et d'incitateur, les "États généraux de la transformation des tours", et alors que la vacance de bureaux dépasse les 15% sur le quartier d'affaires, la question de la reconversion des tours édifiées dans les années 80 et ne répondant plus, ni aux nouveaux modes de travail, ni aux exigences du décret tertiaire, se pose avec acuité.
Dans ce domaine, c'est du "cas par cas" estime Jean-Luc Crochon, qui pointe toutefois quelques éléments déterminants, comme la hauteur des étages ou l'épaisseur des bâtiments, pouvant conduire à choisir entre démolition-reconstruction ou réhabilitation. "On ne peut plus se contenter des hauteurs de plafond qu'on avait dans les années 80. Lorsque celle-ci est trop faible, on peut, en conservant le gros œuvre, créer des doubles hauteurs à certains niveaux, une respiration en volume qui permet d'absorber des espaces moins généreux. On va alors sculpter l'existant, mais avec, à la clé, de la perte de mètres carrés. Il y a aussi le potentiel de surélévation à interroger. Là, l'existant va donner ce qu'il peut, même s'il y a toujours un peu de marge dans la structure qui va nous permettre de monter un peu plus haut en structure légère. Mais si on veut monter plus haut que ce que permet l'existant, c'est la question du carbone qui doit conduire à trancher entre les deux options".
Quelle que soit l'option envisagée, seule une analyse ACV peut donc résoudre l'équation. "Parfois, restructurer un immeuble existant - dans certains cas, il s'agit même de restructurations successives, les premières interventions ayant été mal réalisées ou anticipées - va consommer plus de carbone que le démolir pour en reconstruire un nouveau, souligne Jean-Luc Crochon. Parfois, une démolition est plus vertueuse qu'une restructuration si l'on sait que l'on s'inscrit dans un temps long, avec une structure neuve qui va permettre d'accueillir de nouveaux usages tout au long de la vie de l'immeuble. Si l'on veut transformer du bureau en logement, est-ce que la profondeur du plateau le permet ? Si elle ne le permet pas, cela veut dire qu'il va falloir découper énormément de plancher pour amincir l'immeuble. Certaines tours s'y prêtent, d'autres non. C'est impossible de généraliser, mais je pense qu'il y a un potentiel de renouveau incroyable à La Défense".
L'un des nouveaux accès du CNIT, dont le niveau - 2 vient d'être restructuré en profondeur pour capter les flux voyageurs de la nouvelle gare Eole © A.E.
Les vies multiples du CNIT et du Carré Michelet
Plusieurs immeubles emblématiques du quartier d'affaires ont déjà fait la preuve de leur résilience. C'est par exemple le cas du CNIT, inauguré en 1958 et qui a traversé le temps, s'adaptant sans relâche aux nouveaux usages. Dernière évolution en date, la création, sous les parkings du Centre, de la nouvelle gare Éole La Défense-Grande Arche, dont les flux de voyageurs sont en partie captés pour alimenter 9 000 m² de surfaces commerciales supplémentaires créées au niveau – 2. Un projet confié par Unibail-Rodamco-Westfield à Jean-Luc Crochon, 15 ans après une première opération de restructuration - elle-aussi conduite par Cro&Co - qui avait permis de fluidifier les flux et de repenser les usages de cette coque particulièrement flexible. Ce travail, souligne l'architecte, s'est inscrit dans la continuité de la restructuration d'ampleur menée en 1989 par les architectes Michel Andrault et Pierre Parat : "c'est une fierté d'être la troisième génération d'architectes sur le CNIT, on a la sensation d'être un passeur de témoin. Sous cette voute historique, qui est là depuis le début et à laquelle personne ne touche, les programmes opérés ont, eux, énormément évolué".
Un attique sous charpente métallique a permis de surélever le Carré Michelet de trois niveaux, absorbant une partie du coût de la réhabilitation-restructuration © A.E.
Autre ensemble historique de La Défense qui s'est prêté à un exercice de restructuration lourde, le Carré Michelet. Dans un contexte urbain et technique particulièrement contraint, l'immeuble s'est métamorphosé, d'abord au gré des démolitions, 13 500 m² au total, qui ont consisté à le désolidariser de ses bâtiments voisins et à créer, à travers deux percées, de nouvelles continuités entre La Défense et Puteaux, puis d'une extension-surélévation, qui a permis, par la réalisation d'un attique sous charpente métallique, de rehausser le bâtiment de trois niveaux et de créer 24 500 m² de plancher neuf, pour un gain final de 7 000 m². En cœur d'îlot, des terrasses en palier, largement végétalisées, permettent d'absorber le dénivelé de 14 m entre le boulevard circulaire et le parvis de La Défense. Le programme comprend des espaces de travail en flex office, un centre d'affaires et des espaces de restauration et de fitness. Une offre tertiaire adaptée aux nouveaux modes de travail, qui brasse un public sans cesse renouvelé et qui participe à l'animation du quartier, lui donnant presque "un esprit village".
La mixité fonctionnelle, condition de réussite de la greffe urbaine
Car c'est là un autre enjeu qui s'impose désormais aux futurs bâtiments du quartier d'affaires, celui de contribuer à la vie locale pour transformer durablement La Défense en quartier à vivre. Si l'immeuble Trinity a permis, en partie, de "casser l'image de la tour" et "l'échelle inhumaine" de ce type d'immeuble, avec son noyau central extérieur doté de terrasses et balcons qui évite à l'usager de se sentir comme un poisson rouge dans un aquarium, sa programmation 100% tertiaire restreint la mixité des usages à son socle, qui accueille un restaurant ouvert au public.
Les tours Miroirs sont en attente de démolition pour laisser place au projet Odyssey © A.E.
La mixité fonctionnelle est d'ailleurs au cœur des dernières consultations lancées par Paris-La-Défense, tout comme elle s'est imposée pour le programme Odyssey qui devrait bientôt prendre place sur le site des ex-Tours Miroirs. Portée par l'opérateur Primonial, l'opération a, un temps, été envisagée en réhabilitation-surélévation avant que l'option démolition-reconstruction ne s'impose, précisément pour réussir la greffe urbaine et créer un ensemble répondant aux besoins des habitants de La Défense. "En avançant dans les études, nous nous sommes aperçus que les renforts qu'on ramenait pour doubler la taille de l'immeuble commençaient à consommer beaucoup de matière - en réalité beaucoup trop ! - ce qui nous a conduit à nous interroger sur le bilan carbone de l'opération, évoque Jean-Luc Crochon. C'est ce bilan qui a confirmé que l'option construction neuve serait moins émettrice. Résultat, le fait d'avoir remembré tout l'îlot nous a permis de nous inscrire dans la politique de Paris-La-Défense qui était de ramener un côté beaucoup plus humain avec des tours posées au niveau d'un sol naturel".
Perspective sur le projet Odyssey, conçu par les agences Cro&Co Architecture, CroMe Studio et Studio Gang © L'autre image
Le projet final est multi-écriture – Odyssey est conçu par trois agences, Cro&Co Architecture, CroMe Studio et Studio Gang - mais aussi un concentré de "mixed-use", avec 140 000 m² de SDP mixant bureaux, hôtels, services et commerces. Une approche multifonction qui a le vent en poupe : "il y a eu le projet Morland Mixité Capitale, porté par Emerige, qui est un manifeste du multifonction, un magnifique projet de mixité d'usages. Sur Odyssey, nous en avons 24 ! Il est par exemple prévu 3 500 m² de commerces sur le toit d'un IGH, qui pourra accueillir le grand public et partager les vues". Cette diversité d'usages doit également favoriser l'appropriation du nouvel ensemble par les usagers du quartier : "il s'agit de rendre ces objets désirables et acceptables par les habitants, car souvent, ces derniers subissent les constructions, mais pour des bâtiments dans lesquels ils n'ont pas le droit d'entrer. Là, au contraire, le programme a vocation à participer à la vie du quartier et tous les riverains pourront profiter des vues et des services. Nous pensons que l'immeuble de demain doit amener à son quartier au minimum autant qu'il prend".
Alexandre Excoffon