A l'usage unique de
Eric Bazard fait part à Cadre de Ville de sa double approche de la crise sanitaire, en tant que directeur général de la SPL Deux-Rives à Strasbourg et président du Club Ville Aménagement. "En activité réduite", "avec une dizaine d'engagements contractuels à tenir", la plupart des opérations qu‘il supervise étant suspendues, "ce qui donnera probablement lieu à des débats juridico-financiers", il suggère de se projeter dans l‘avenir, tant au niveau opérationnel que de la réflexion collective, pour aller au-delà de l‘urgence.
Dans le cadre du confinement imposé par le gouvernement face à la crise sanitaire et des demandes d'arrêt de chantiers, comment s‘organisent les activités de la SPL Deux-Rives ?
Dès vendredi, après l’allocution du président de la République, nous avons réaménagé nos espaces de réunion pour maintenir une distance de plus d‘un mètre entre collaborateurs. Lundi, nous avons évoqué avec le comité de direction le basculement de la quasi-totalité des salariés en télétravail, sachant que nous sommes 23 en tout. Avec l’idée que 4 ou 5 d´entre eux seraient autorisés à se rendre au bureau, les autres ayant recours à des outils numériques de communication professionnelle que nous découvrons.
L’activité est réduite, certes, mais la période demande à ce que des points importants soient gérés. Payer les fournisseurs nous apparaît un incontournable, raison pour laquelle, le secrétaire général et la comptable font partie des salariés présents. Il leur revient aussi de gérer les salaires et les besoins individuels des uns et des autres. Pour l’instant, nous n’avons pas mis en place de mesures de chômage partiel, ni d’arrêts de travail spécifiques pour les 20 à 25 pourcents de nos salariés qui ont des enfants. Cela pour ne pas tirer sur la Sécurité sociale. Nous verrons ce qu’il en est dans 15 jours. Concrètement, aujourd’hui, quatre personnes ont prévu d‘être présentes mais la semaine prochaine il ne devrait y avoir plus que le secrétaire général et moi-même.
Côté chantier, nous avons contacté les entreprises lundi matin et la plupart d'entre elles nous ont informé de leur retrait dans l'après-midi, par respect des annonces faites par le gouvernement le samedi soir précédent. Le report des travaux donnera probablement lieu à des débats juridico-financiers. Nous avons la chance d’être installés à proximité de nos gros chantiers. Chaque jour, l’un d’entre nous fait une petite balade pour vérifier qu‘ils sont bien arrêtés, à l’exception de celui des anciens bains romains où une entreprise très spécialisée, et équipée de protections y compris en temps normal, continue de travailler.
La mise à l’arrêt pose aussi la question de la reprise. Comment la préparer de manière à ne pas perdre de temps ? Nous avons quelques inquiétudes au sujet de nos prestataires les plus fragiles. Il va de soi que les maîtres d´œuvre et d’autres fournisseurs vont traverser un moment difficile. Comment continuer à faire travailler un certain nombre de nos prestataires est une question sur laquelle toute l’équipe doit travailler. Derrière la protection juste des personnes, il faut que l‘activité puisse reprendre son cours.
Enfin, nous avons une dizaine de dossiers contractuels avec des engagements à tenir, comme la vente d’un terrain à un promoteur qui nous impose une opération de désenfouissement de fibres. Ainsi que vis-à-vis de l´État, auquel nous devons remettre un certain nombre de pièces comptables relatives à la dépollution du site de la Cour des Douanes et la démolition des bâtiments présents. Nous nous efforçons de les gérer au mieux.
A cela s'ajoute le report du second tour des municipales : quelles conséquences cela aura sur votre calendrier ?
Ce n’est pas aujourd‘hui la préoccupation la plus importante. Certes, l’actuel président de la SPL est le maire de Strasbourg, Roland Ries, qui ne se représente pas. Aussi le résultat des municipales bouleversera notre conseil d‘administration. Bien que les deux candidats les mieux positionnés soient issus de la majorité municipale, leur politique pourrait changer de celle de leur prédécesseur. Cela n’a pas forcément de lourdes incidences sur le projet. Lorsque je dirigeais la Société d’aménagement du projet Cité internationale à Lyon - une expérience de 18 ans - j‘ai connu quatre maires successifs. Je peux vous dire que les projets engagés sont rarement totalement remis en cause, bien qu'il y ait des inflexions en fonction des convictions politiques de la majorité. Je sais d’expérience qu'un projet se fait sur le temps long au cours duquel se mêle parfois plusieurs lignes politiques. L’idée, c´est de garder les fondamentaux, d‘assurer la continuité. Il y a mille manières de construire un morceau de ville, notamment pour un projet qui se gère sur 15 ans, sans que l’une soit nécessairement meilleure que l‘autre. Le plus important, c’est d’organiser un binôme maîtrise d‘ouvrage politique et maîtrise d´œuvre technique dans un travail itératif capable d'une relecture constante du projet qui se construit afin de l‘améliorer.
Avec un report des élections fin juin, cela fait trois mois de retard sur les dossiers en cours. Mais il n’est pas exclu que ce retard, nous l‘ayons quand même pris sans cette mesure, en raison de la situation sanitaire.
Face à cette situation, comment se positionne le Club Ville Aménagement que vous présidez ? Peut-on s‘attendre à l‘amorce de nouvelles réflexions ?
J’ai déjà eu quelques contacts avec les DG-membres, notamment Jean-Luc Charles de la Samoa. Je constate que nous avons ciblé les mêmes urgences parmi lesquelles, je vous le disais, ne pas fragiliser les fournisseurs. La crise sanitaire va certainement impacter davantage nos réflexions que notre fonctionnement. Celui-ci est plutôt basé sur le temps long. L‘idée étant, depuis la création du Club il y a une trentaine d´années, de créer une connexion entre aménageurs, État et chercheurs, pour développer des modes de production intégrés. Nous organisons des colloques ainsi que des groupes de travail thématiques plus réduits, pilotés par des membres actifs accompagnés de consultants et de membres associés, qui réfléchissent en profondeur sur des manières de faire la ville. La dernière rencontre en date remonte à novembre dernier, lors d‘une réunion constitutive des groupes de travail à Montpellier.
Pour les membres actifs, s’investir dans le Club est une soupape permettant l’échange entre acteurs de l’aménagement, mais c’est une soupape qui demande de l’engagement et du temps que nous avons peu. Là, nous vivons une semaine un peu compliquée d’adaptation. Mais si le confinement dure, nous pourrions avoir plus de temps que d’habitude pour creuser nos sujets. C’est un bon moment pour prendre du recul et approfondir nos réflexions. Parmi lesquelles, plusieurs peuvent se retrouver nourries par la situation actuelle. Il est certain que l‘épisode va changer certaines choses dans la société. Nous en sommes déjà à expérimenter le télétravail grandeur nature. Ressortira aussi probablement l’appétence des individus pour ce qui va principalement leur manquer : lieux de rencontre et espaces publics. A ce titre, une réflexion sur les lieux d'habitation et leur potentiel social, jardins, rez-de-chaussée, lieux collectifs, peut survenir… Ce sont donc des éléments qui ont commencé à poindre avant cette crise, et que cette transition peut accélérer sur le plan de la réflexion, pour commencer.
Je suis par exemple certain que cette situation d’urgence sanitaire alimentera les réflexions des différents groupes de travail du Club à propos des territoires oubliés, qui deviennent depuis hier des territoires refuges pour certains, ou de la manière de co-construire intelligemment nos projets d‘aménagement.
J’imagine que des tas d’autres sujets vont encore arriver sur la table. La thématique climatique constitue une vraie question et un levier pour que le Club s’ouvre davantage : j'ai fait en sorte que le groupe de travail qui porte le sujet soit piloté par de jeunes collaborateurs, très sensibles à ces questions - et c’est nouveau. Au-delà de la réduction des émissions carbone, cette thématique englobe aussi l’adaptabilité des villes au changement climatique. Ses effets auront une ampleur plus ou moins forte en fonction de nos actions collectives mais se produiront sans aucun doute. D’où l’émergence de sujets tels que le confort d’été.
Propos recueillis par Gauthier Mack-Mallick