A l'usage unique de
"Faire la ville c'est faire du lien", revendique celle qui en appelle à "un Pacte nouveau" pour "faire ville". Nouvelles chaînes de valeur dans les projets urbains et architecturaux, nouvelles répartitions des rôles, lien retrouvé avec l'habitant et ses enjeux démocratiques et d'égalité sociale, gamme des solutions face aux trois crises climatiques qui rendent incontournable de changer de logique générale... la présidente du conseil national de l'Ordre de architectes livre pour Cadre de Ville son analyse et ses convictions autour des thématiques qui s'incarneront le 17 octobre prochain dans la journée d'échanges sur les pratiques nouvelles de l'aménagement, du foncier et de l'habitat, à la CCI Paris Île-de-France.
La période qui s’est ouverte il y’a 18 mois avec la hausse rapide des taux d’intérêts marque la fin d’un cycle exceptionnel (2009-2022), sur fond d'excès sur les prix. "C'est un peu la fin de la ville facile et du gaspillage", dit Christine Leconte qui participera à la table ronde d'ouverture de la journée, après une intervention du nouveau DGALN Philippe Mazenc, et aux côtés de Jean-Baptiste Butlen (ministère, bureau du développement durable), Baptiste Perrissin-Fabert (Ademe), Franck Hovorka (FPI) et Jean-Philippe Dugoin-Clément (vice-président de la région Île-de-France). Thématique : "Le nouveau cahier des charges de la ville, les nouvelles pratiques, où en est-on ?"
"Les changements vont nous imposer de travailler beaucoup plus ensemble, pour comprendre la complexité des uns et autres : il faudra faire évoluer le modèle économique des promoteurs, architectes, des aménageurs... avec comme finalité la qualité de vie,", estime Christine Leconte.
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Cadre de Ville - Christine Leconte, faire plus sobre peut paradoxalement vouloir dire coûter plus cher. Confrontés aux bouleversements de la façon de faire la ville - on peut parler d'un modèle français remis en cause -, comment déboucher sur un nouvel équilibre nécessaire dans l'intervention des professionnels ? Quels en sont les termes ? Quel équilibre trouver dans le jeu d'acteur et dans les modèles économiques ?
Christine Leconte - J'aborde cette question de l'équilibre économique avec le souci plutôt de retrouver le juste prix. Ce que l'on a fait jusqu'à maintenant s'est fait au détriment de ce qui n'a pas de prix tellement cela vaut cher : la biodiversité, la qualité des sols, le sol comme moteur de captation carbone, et comme lieu de biodiversité... Nous avons collectivement participé largement à user ces ressources en les utilisant, par facilité.
Ce faisant, nous avons fait des économies d'argent, en construisant une ville plus facile à faire et à financer. En allant sur les terrains les plus simples à aménager, nous avons évité d'avoir à prendre en charge les coûts de la dépollution, de la réhabilitation, ou de la reconfiguration urbaine.
Aujourd'hui, on est obligé de retourner dans des modes de faire d'avant l'ère de l'industrialisation, où la ville sédimentaire était la règle courante. L'industrialisation a changé les modes de faire. On a rationalisé l'extension et on est allé s'étaler. Le fait de devoir maintenant se remettre dans l'enveloppe urbaine nous redonne des objectifs qu'on avait un peu perdus, comme limiter le gaspillage, utiliser une matière avec parcimonie, etc.
Dans l'équilibre que nous allons retrouver, forcément la notion de profit ne sera pas la même, car nous devrons réintégrer, en la distinguant, la valeur du bien commun, qui ne pourra plus être captée.
Et ça questionne, parce que depuis quarante ou cinquante ans, la ville a généré une forte valeur économique pour beaucoup d'acteurs. Je le dis sans préjugés et sans attaquer personne, mais je ne suis pas la seule à le penser. Cette valorisation-là, elle a dégagé des profits pour le privé, mais des dépenses pour le public.
Si je prends par exemple des lotissements, on y a vendu des parcelles de terrain mais on n'a pas créé de la ville dans ces zones pavillonnaires, à part des VRD. Amener les services publics dans des villes très détendues c'est cinq à sept fois plus cher pour la puissance publique. On a finalement inversé la tendance, après avoir longtemps enrichi la ville privée en faisant payer la ville publique. Aujourd'hui le but est un peu de faire l'inverse. Comme on ne peut pas avoir non plus une ville sous perfusion, il va falloir réfléchir aux nouveaux équilibres.
Dans la chaîne actuelle de valeurs il y a énormément d'acteurs. La nouvelle donne peut conduire à rationaliser le rôle de chacun, à arrêter aussi des typologies d'opérations d'aménagement, peut-être faire évoluer les modes de faire. On va peut-être donner de la place à des métiers qui en avaient moins, d'autres métiers vont se fondre...
La promotion va changer, travailler de plus en plus sur la réhabilitation et le neuf associés, sur l'extension, sur des programmes différents.
En fait, on va devoir être ingénieux, et ingénieux dans les montages aussi. C'est là où ça peut être extrêmement enrichissant. Je prends un exemple typique. Prenons un bâtiment public, ou des bureaux, dont on ne sait que faire et qu'il faut transformer. Supposons qu'on le repense en médiathèque, on ne le fera plus comme avant. On étudiera le programme en recherchant des destinations complémentaires. Les logiciels vont changer même dans la programmation, à mon sens.
Vous voulez dire que l'on va vers des programmations plus complexes qui trouveront de nouveaux équilibres ?
Voilà. On partira souvent d’espaces disponibles pour interroger leurs usages possibles. Peut-être la ville sur la ville amènera à une mutation régulière des usages, dont des nouveaux métiers qui vont arriver, et dont des nouvelles façons de faire.
Cette question des usages, et de la façon dont les concepteurs de la ville les intègrent, est une des trois thématiques des Entretiens du 17 octobre prochain, parce qu'il est devenu évident qu'ils constituent, avec les modes de vie, un des inputs du projet urbain et de l'architecture, ce qui n'était pas le cas avant. L'habitant était la personne à qui on doit faire accepter le projet, ou même simplement le lui montrer en espérant un accord... Quel est aujourd'hui le regard de l'Ordre sur cette question ?
Il y a eu une perte historique de contact entre l'architecte et l'habitant. La base du métier de l'architecte est de répondre à une commande posée par un client, qui est l'utilisateur final de l'ouvrage. Mais souvent, la commande n'est plus donnée par le client, mais par le promoteur, ou le bailleur, et l'architecte ne rencontre plus une personne, l'usager.
Depuis quelques temps, on voit qu'il y a une nouvelle façon de faire. On a même vu de l'habitat social participatif. On est dans une logique où transformer la ville veut dire transformer avec les gens. On intervient sur la ville existante, qui est habitée. Il faut bien parler aux habitants dont on transforme le cadre de vie.
De plus, comme nous allons manquer de place, nous entrons dans un urbanisme qui regroupe. On ne va pas pouvoir s'éloigner tous dans un urbanisme très individuel. Philosophiquement, en regroupant, on va devoir plus partager. Cela suppose d'avoir voulu ce que l'on partage ensemble et donc de faire ensemble la programmation. Cela veut dire mettre autour de la table. Il existe depuis des années des processus de conception intégrée qui viennent du Québec par exemple.
Aujourd'hui on le voit même dans les programmations urbaines, les résidences d'architectes pour dégager des plans guides, ou des diagnostics participatifs ou des projets opérationnels, sont des moments d'interactions. La réussite du projet passe par cette co-construction.
C'est un peu le message de Simon Teyssou, Grand Prix national d'urbanisme 2023 ?
Ce n'est pas anodin qu'il arrive aujourd'hui comme Grand prix de l'urbanisme, parce que les façons de faire dans les territoires ruraux où il pratique, commencent à arriver dans les territoires autres, parce qu'on voit bien qu'il y a une immense richesse dedans.
Ce que je retiens c'est que la chaîne du grand nombre de participants au projet a souvent séparé l'usager du concepteur. Aujourd'hui, on est en train d'essayer de retrouver le lien pour construire mieux. Cela passe donc par la maîtrise d'usage.
J'entendais le président de la République lundi à Marseille dire "l'architecture c'est faire du beau", et j'ai envie de lui dire que l'architecture, c'est aussi l'usage. Replacer l'usage et l'usager au cœur des projets est une vraie question.
Les nouveaux modes de vie, on peut les décliner, mais je ne suis pas sûre que ce soit le propos, entre le travail qui est dans tous les sens, l'espace que l'on désire et celui que l'on peut posséder, la perception qu'on peut avoir du parcours résidentiel qui oblige à varier les typologies de logements. Il faut notamment élargir le champ du logement. Quand on dit qu'il faut 300 000 logements par an en France, on a l'impression qu'il faut 300 000 petites boîtes, alors qu'en fait c'est 300 000 façons de vivre.
C'est un paradoxe : en même temps qu'on doit rationaliser et partager, comment redonne-t-on de la valeur à chaque façon de vivre ? Est-ce que cela sera possible ?
"Ce qu'on est en train d'essayer de recouturer, c'est du lien. Finalement, faire la ville c'est faire du lien. En France on pourrait imaginer que la ville puisse être la spatialisation de la démocratie. Faire la ville c'est partir dans un acte politique de rencontre avec l'autre. On doit pouvoir imaginer, dans une idée d'intérêt public, que la ville puisse spatialiser l'acte démocratique"
Cette question du lien direct entre usager et concepteur, est-ce qu'elle ne pose pas la question de la maîtrise publique de l'aménagement, même si le privé va toujours garder un rôle, et donc est-ce que cela ne pose pas la question des élus et de la démocratie ?
Ah oui. Je pense que, si le privé sera toujours là, la question des usages pose notamment la question de l'action publique, par exemple des plans locaux d'urbanisme. A Caen, une prison va libérer un foncier assez gigantesque en ville. or, la ville dis "ce n'est pas à nous" -mais pour moi, c'est la ville ! C'est comme pour tous les AMI, les "réinventons la métropole", la question de l'espace public, de ce qui fait corps, lien, bien commun, a une importance capitale.
Une ville où on n'a pas de parcs, de jardins, d'espaces de liberté et d'espaces pour se rencontrer, manque d'une colonne vertébrale, et de plus en plus. On a vécu pendant quarante ans sous le règne du zoning, et là tout à coup ce qu'on est en train d'essayer de recouturer, c'est du lien. Finalement, faire la ville c'est faire du lien.
Je dis toujours politique - polis c'est la ville. En France on pourrait imaginer que la ville puisse être la spatialisation de la démocratie. On est dans un régime démocratique. Faire la ville c'est partir dans un acte politique de rencontre avec l'autre. Certes, ce que je dis est très philosophique, mais on doit pouvoir imaginer, dans une idée d'intérêt public, que la ville puisse spatialiser l'acte démocratique.
Il y a de fortes tensions dans certains secteurs urbains qui vont être difficiles à déboucler. On en a eu l'exemple avec le face à face du président de la République le 26 juin avec des habitants des Quartiers Nord de Marseille ?
Sans doute mais il y a déjà un problème quand on habite les Quartiers Nord de Marseille, on est loin de tout. C'est un problème de mobilité, de pouvoir sortir et rentrer, de pouvoir accéder... On ne peut pas aller au centre de Marseille si on n'a pas de voiture, c'est dénivelé. Les voies sont très autoroutières tout autour, et cloisonnent les quartiers. Décloisonnons, déjà.
Sur la question des mobilités et de l'espace public, le président a annoncé dix concours dans des quartiers de la politique de la ville en France, qui seront portés par des architectes pour réhabilitation et renaturation. Les quartiers ne sont pas encore choisis [NDLR sauf les Quartiers Nord de Marseille], mais il a bien spécifié qu'il voulait redonner une égalité des chances par la qualité architecturale dans dix quartiers de la politique de la ville qui pourraient faire exemple ensuite.
Donc, une des réponses à la tension que l'on a vu s'exprimer à Marseille, c'est de bien traiter les gens en traitant bien la ville ?
Oui je pense que c'est une des réponses, avec le désenclavement et le droit à la mobilité. Quand on voit Grigny, la Grande Borne va être désenclavée un peu. Mais si on prend Les Ulis, il faut y aller aux Ulis. La mobilité fait partie intégrante de la fabrique de la ville. Aujourd'hui, à l'âge des mobilités douces, c'est d'autant plus important. Dans les quartiers pavillonnaires qui sont loin de tout, il suffit que on ait des problèmes de pétrole, et tout déplacement devient compliqué. Ce type d'urbanisme met en situation précaire des gens qui habitent loin.
On doit donc concentrer proximité, intimité, usage. J'appelle de mes vœux un Pacte nouveau qui réponde sur le fond à ce que veux dire "faire ville" au 21e siècle. Je n'imagine pas autre chose. Le conseil de l''Ordre des architectes porte plutôt une vision d'intérêt public, de ce que la ville doit proposer pour qu'on y soit bien. C'est vrai pour les services publics, mais aussi pour ce qui nous met en contact avec la nature, qui nous permet de nous déplacer, de rencontrer les autres, d'accéder à la culture et à l'éducation.
Cela pourrait presque paraître anodin, mais dans une opération d'aménagement, l'équilibre se fait par le logement, et parfois le reste fait défaut. Je reprends l'exemple de Caen, une grande ville qui n'est cependant pas une métropole, et où les structures publiques sont importantes par rapport au nombre d'habitants. Du coup, la qualité de vie peut s'installer, parce qu’une armature est là - ce qui n'empêche pas les sujets d'aménagement.
Si on peut reboucler avec ce que vous disiez pour commencer de la consommation de ressources dans une forme de valorisation privée, comment on ajoute, à ce qu'on vient de dire sur le nouveau jeu d'acteurs, sur les nouvelles façons de faire, sur la façon de faire société en pratiquant l'urbanisme et l'architecture, comment on ajoute ce qui est souvent traité comme un sujet technique à part, la question de l'atténuation des impacts climatiques de la ville, et de son adaptation au changement ?
Oui, cela vient s'ajouter, mais c'est presque une solution, et cela va avec, même si c'est un peu dur de le dire. Nous, au conseil de l'ordre, on parle toujours "des trois crises" : et d'abord, le dérèglement climatique, qui va faire naître des risques majeurs de plus en plus fréquents. Il va falloir gérer la montée des océans qui va toucher un million de Français, les canicules avec 70% de la population qui sera touchée par vingt jours de canicule mortelle par an en 2100... Donc on a à s'adapter très fortement, et donc déjà fortement le bâti existant.
En même temps, on a à diminuer l'impact carbone de nos manières de construire, même si en France, on est en-dessous de la moyenne mondiale. Il reste qu'à l'échelle mondiale, la fabrication du béton représente entre 7% et 9% des émissions carbone de l'humanité.
Donc, on a d'énormes efforts à faire pour se tourner vers tout ce qui est déjà construit. C'est un trésor, aussi en termes de carbone. Démolir un bâtiment en béton, c'est un problème. S'il tient, on a une base pour le penser, le réhabiter. Je le répète, c'est un trésor ! c'est le premier point à considérer, celui du dérèglement climatique.
Deuxième crise, celle des ressources, qui va un peu avec la première. Le sable, l'eau. L'eau, c'est quand même un vrai sujet, pour l'économiser. Et construire là où il n'y a pas d'eau va devenir un vrai problème. Le cuivre, le zinc, dans d'autres proportions, mais il faut aller de plus en plus loin pour en extraire, et c'est de plus en plus compliqué. On a un vrai sujet aussi pour arrêter de gaspiller des ressources en quantité finie non renouvelable, ou renouvelable dans des délais très longs.
"A partir de l'identification de trois crises, celle engendrée par le dérèglement climatique, celle des ressources, et celle de la biodiversité, on a des solutions. On sait utiliser des filières de matériaux différentes, on sait qu'il faut réparer et réhabiliter, on sait qu'il faut faire la ville sur la ville. Déjà on a ces trois axes, auxquels on ne devrait plus déroger"
La troisième crise c'est la crise de la biodiversité, pour laquelle on a une solution, celle d'arrêter de construire sur les terres agricoles, naturelles et forestières. Et ce n'est pas la seule solution, il faut aussi travailler sur les continuités de la nature en ville. Il faut en fait apprendre à ménager le territoire plutôt que l'a-ménager au sens du "a" privatif.
A partir de l'identification de ces trois crises, on a des solutions. On sait utiliser des filières de matériaux différentes, on sait qu'il faut réparer et réhabiliter, on sait qu'il faut faire la ville sur la ville. Déjà on a ces trois axes, auxquels on ne devrait plus déroger.
Et ensuite, il faut des visions. C'est ce qu'on a porté au CNR Logement, et là, tous les acteurs étaient d'accord. Qu'attend-on pour avoir une vision un peu globale ? Je prends l'exemple de Maprim'rénov. On dit "tout le monde doit rénover son logement, sobriété, passoires thermiques", partout sur le territoire. En fait, on ne va pas rénover les cinq millions de passoires thermiques dans le même mois. On sait par contre que certaines sont très très très urgentes à réhabiliter, parce qu'il y a des gens qui sont plus en danger, parce qu'ils sont plus âgés, parce qu'ils sont plus précaires, parce qu'il y a des territoires où ça combine passoires thermiques et îlots de chaleur, parce qu'il y a des territoires où ça combine passoires thermiques et manque d'eau, etc.. Aujourd'hui on a les données pour ça.
Nous, on a porté l'idée que la planification écologique placée à l'échelle interministérielle à Matignon, devait intégrer cette vision de la façon dont on doit retrouver une forme d'équilibre des territoires. Est-ce que le modèle métropolitain est toujours un modèle acceptable ? Des villes françaises vont être touchées directement par le changement climatique, même si elles ne s'enfoncent pas dans l'eau comme Djakarta. Se pose donc une question d'équilibre. Va-t-on remailler le territoire d'un réseau de mobilité pour permettre qu'il soit plus facile d'habiter nos villes moyennes et nos petites villes ? Comment va-t-on se servir de tout le patrimoine déjà construit et vacant ? Comment est-ce qu'on va se dire que dans cette zone là où il y a pas tellement d'eau potable, eh bien on va essayer de travailler à construire ailleurs ?
Propos recueillis par Rémi Cambau